Et qu’attendons-nous ?

LE PLUS ÂGÉ : C’est parce que l’aître (Wesen) de la dévastation vient à se déployer plus abyssalement et à partir d’un plus ample lointain que notre effort de penser fera toujours à nouveau retour vers elle. Là justement, il nous serait donné de pouvoir reconnaître de façon constamment plus claire que la dévastation de la terre et l’anéantissement de l’aître humain qui va de pair avec elle sont en quelque manière le mal lui-même.

LE PLUS JEUNE : S’agissant du mal, nous ne visons assurément pas ce qui est mauvais, ou répréhensible du point de vue de la morale, mais plutôt la malignité.

LE PLUS ÂGÉ : Mais, à parler en toute clarté, avons-nous vraiment le droit de dire que le mal est la malignité ? C’est bien plutôt la malignité (Bösartigkeit) qui, comme le dit son nom, est du genre du mal, et qui donc en découle.

LE PLUS JEUNE : Seulement, aussi longtemps qu’avec le terme de « mal », on continue de ne viser que ce qui est répréhensible du point de vue des moeurs, la phrase « le mal est la malignité » garde tout de même bien un sens, à la condition de penser la malignité à partir d’une toute autre provenance que celle de la moralité des moeurs.

LE PLUS ÂGÉ : À partir d’où, autrement, devons-nous la penser ?

LE PLUS JEUNE : En partant de là où justement le mot de malignité nous renvoie. La malignité est la part de soulèvement qui repose en fureur, de telle sorte à vrai dire que cette fureur abrite sa furie en retrait, tout en ne cessant du même coup d’en faire peser la menace. L’aître du mal est la fureur concentrée du soulèvement qui jamais n’éclate tout à fait, et qui, même quand il éclate, se dissimule encore, et dans sa menace secrète est souvent comme s’il n’était pas.

LE PLUS ÂGÉ : Dire, comme nous le faisons, que le mal est la malignité aurait alors un sens abyssal.

LE PLUS JEUNE : La fureur qui déploie son aître dans le mal laisse se déchaîner le soulèvement et la confusion nous embrouiller partout où nous pressentons que nous sommes face à un déchaînement qui semble impossible à arrêter.

LE PLUS ÂGÉ : Mais si le mal repose bien dans la malignité, qui en elle-même s’est mise en fureur contra sa propre fureur, à en devenir de plus en plus furieuse, j’irais presque alors jusqu’à dire que la malignité a quelque chose à voir avec la volonté.

LE PLUS JEUNE : C’est peut-être purement et simplement la volonté elle-même qui est le mal.

LE PLUS ÂGÉ : J’ose à peine ne serait-ce que supposer quelque chose d’aussi risqué.

LE PLUS JEUNE : Aussi ai-je seulement dit « peut-être », et ce que j’ai dit n’est pas non plus ma pensée, même s’il est vrai qu’elle ne me lâche plus depuis qu’il ma été donné une fois de l’entendre – à une occasion où, d’ailleurs, c’est aussi seulement comme supposition qu’elle était exprimée.

LE PLUS ÂGÉ : La référence au mal m’a aidé à y voir un peu plus clair dans ce que nous disions de la dévastation, surtout en ce qui concerne la manière dont nous pouvons aller à sa rencontre, je veux dire par là : comment en aucune manière nous ne devons aller à son encontre.

LE PLUS JEUNE : Je ne vois pas bien à quoi tu penses maintenant.

LE PLUS ÂGÉ : La dévastation, telle que nous l’entendons, et nous devons penser lentement de façon encore plus serrée, ne ressortit pas au mal au sens de la mauvaiseté morale de son auteur présumé. C’est bien plutôt le mal lui-même qui, en tant que malignité, est dévastateur. C’est pourquoi toute indignation morale, même si elle fait de la publicité de l’espace mondial son porte-voix, ne peut rien face à la dévastation.

LE PLUS JEUNE : Et pourquoi pas ?

LE PLUS ÂGÉ : Parce que la morale avec sa supériorité n’est jamais en mesure de saisir ce qu’est le mal, et encore moins de le surmonter ou même simplement de l’atténuer.

LE PLUS JEUNE : Il se pourrait donc justement que même la morale, de son côté, et, avec elle, toutes les tentatives particulières de faire espérer aux peuples un ordre mondial et de leur assurer grâce à elle une sécurité mondiale, ne soient qu’un rejeton du mal ; c’est aussi exactement de la même façon que la publicité de l’espace mondial, si souvent invoquée, demeure vraisemblablement, en son aître et dans sa manière d’apparaître, une figure et un produit résultant de ce qui a lieu avec le processus que nous nommons la dévastation.

*

LE PLUS ÂGÉ : Cet étouffement, qui plus est, se dérobe derrière quelque chose de captieux, qui se manifeste sous la figure des idéaux soi-disant les plus hauts de l’humanité, à savoir : le progrès, l’accroissement sans frein de la productivité dans tous les domaines de production, l’offre de travail identique et indifférenciée pour tout un chacun – et par-dessus tout, enfin : le bien-être identique de tous les travailleurs compris comme sécurité sociale uniformisée.

LE PLUS JEUNE : Ce qui est proprement dévastateur – autrement dit la malignité du mal – tient ici en ce que les fins que l’humanité se propose en viennent à obséder les différentes civilisations humaines au point que celles-ci se consacrent totalement à la réalisation de ces fins, si bien qu’elles activent à plein la dévastation et aggravent ses propres conséquences en les rendant plus dures.

LE PLUS ÂGÉ : Nous avons dit un jour, lors d’une halte que notre troupe de prisonniers faisait près d’une vielle fontaine de village, que cette dévastation n’est en aucune façon d’abord la conséquence des guerres mondiales, mais que ce sont bien plutôt les guerres mondiales qui, pour leur part, sont bel et bien déjà une conséquence, et uniquement une conséquence, de la dévastation qui depuis des siècles consume la terre.

LE PLUS JEUNE : C’est également la raison pour laquelle les individus isolés tout comme les cliques d’individus qui, il faut le reconnaître, doivent organiser les manifestations de la dévastation, et faire suivre leurs cours à ses conséquences – mais jamais organiser la dévastation elle-même – ne peuvent être, tous autant qu’ils sont, que d’un rang subalterne. Ils sont les fonctionnaires enragés de leur propre médiocrité, telle qu’elle se tient à un niveau plus bas encore que la petitesse et la mesquinerie, une fois ramenées à leurs véritables limites.

LE PLUS ÂGÉ : « Dévastation » nous dit pourtant bien que tout, le monde, l’être humain, la terre, est dé-vasté, c’est-à-dire transformé en désert.

LE PLUS JEUNE : Mais en même temps ce désert ne résulte pas d’abord de l’extension progressive de la dévastation. Le désert est a priori déjà là, et, si j’ose dire, en un rien de temps, pour, ensuite, tout inclure en lui – ce qui veut dire justement : faire être la vastation du désert, dé-vaster.

LE PLUS ÂGÉ : Mais alors qu’est-ce que le désert ? Avec ce nom, nous associons la représentation d’une étendue de sable, dépourvue d’eau, à celle d’un ensablement croissant – bien que l’on parle aussi du désert des flots marins, et par là on entend, je suppose, une surface à perte de vue au sens d’une étendue sans vie.

LE PLUS JEUNE : Le désert est ce qui est désolé : l’ampleur désertée de la désertation de toute vie ; et cette désertation s’étend de manière si abyssale que la désolation du désert ne tolère rien de ce qui de soi-même apparaît pour se déployer dans l’essor de son apparition et, dans ce déploiement, appeler quelque chose d’autre à apparaître avec soi. La désolation s’étend avec une ampleur telle qu’elle ne tolère même pas le déclin de sa disparition.

*

LE PLUS ÂGÉ : Mais dans la mesure, maintenant, où la dévastation consiste en la désertation de l’être, elle ne peut plus vraiment tolérer qu’aucun étant soit, de telle sorte que fait purement et simplement défaut ce qui pourrait être touché par la dévastation. Avons-nous donc bien le droit de nommer époque de la dévastation une époque de l’histoire en laquelle règne encore pourtant une figure de la « vie », quelle que soit d’ailleurs la forme qu’elle prenne ?

LE PLUS JEUNE : Pour en avoir le droit, ou même l’obligation, cela suppose en fait que le monde, l’être humain, et la terre puissent être, et que cependant, une fois arrivés dans la dévastation, ils puissent rester désertés par l’être.

LE PLUS ÂGÉ : L’être d’une époque de la dévastation consisterait donc précisément dans la désertation de l’être. Voilà assurément quelque chose de difficile à penser.

LE PLUS JEUNE : À première vue, en tout cas, et pour l’homme d’aujourd’hui, qui a de la peine à se faire à l’idée que sous l’apparence d’une vie de plus en plus assurée, d’une vie de plus en plus intense, c’est un abandon – si ce n’est même un empêchement – de la vie qui pourrait advenir.

LE PLUS ÂGÉ : Si nous acceptons cette idée dans toute sa portée, il nous faut alors justement penser que l’être de Tout ce qui est reste, au plus intime de lui-même, ambigu.

LE PLUS JEUNE : Sans d’abord pouvoir faire l’épreuve de ce qui fonde le double sens de cette ambigüité, ni éprouver si cette manière de caractériser l’être dit la moindre chose sur lui-même. Nous ne parlons là probablement que d’une aporie de l’interprétation humaine en rapport à l’être, mais pas de l’être  même. C’est énigmatique.

LE PUS ÂGÉ : Et donc plus secret encore que ce qu’aime à croire le sens commun qui, précisément, évalue au contraire l’histoire et ses épisodes d’après une estimation rapide de leur ascension et de leur décadence, et qui comptabilise tout ce qui apparaît dans l’histoire selon la manière dont les valeurs du désirable et de l’indésirable se compensent.

LE PLUS JEUNE : Cette comptabilité historienne pourrait même être déjà une conséquence du fait que l’être humain est dévasté en son aître, ce qui à présent veut dire pour nous : déserté par l’être.

LE PLUS ÂGÉ : Et du fait qu’ainsi déserté, il continue quand même à être, mais de telle sorte que, malgré tout ce qu’il peut faire ou avoir, il dévale dans le rien.

*

LE PLUS JEUNE : Quant à nous, comme il nous a été donné suffisamment de malheur à porter, nous aimerions à présent tenir notre esprit et notre coeur loin du souffle de l’effarement qui émane subrepticement de toute pensée désacordée. Plus essentielle est en son aître l’intelligence du regard, et plus grand aussi doit être le tact avec lequel ce regard pénétrant éveille chez les autres le savoir qui vient à s’épanouir à partir de lui.

LE PLUS ÂGÉ : Je ne comprends pas bien pourquoi maintenant tu mets précisément l’accent là-dessus.

LE PLUS JEUNE : Parce qu’un jour, à partir d’un regard plus lucide au coeur de l’aître de la dévastation, il faudra reconnaître que la dévastation étend sa domination même là, et précisément là où pays et peuples n’ont pas été touchés par les destructions de la guerre.

LE PLUS ÂGÉ : Là où, par conséquent, le monde brille de toute la splendeur du progrès, du profit et de la prospérité, où les droits de l’homme sont respectés, où l’ordre bourgeois est préservé, et où surtout est assuré l’approvisionnement pour la satisfaction permanente d’un imperturbable et confortable bien-être, de sorte que tout ce qui nous entoure reste comptabilisé et aménagé dans la perspective de l’utilité.

LE PLUS JEUNE : Là, surtout, où jamais l’urgence propre à l’inutile ne vient enrayer la course des jours et apporter le vide tant redouté de ces heures pendant lesquelles l’être humain devient un long laps de temps, ennuyeux de lui-même.

*

LE PLUS ÂGÉ : Nous préférerions plutôt apprendre à simplement attendre, jusqu’à ce que notre propre aître devienne assez généreux et assez libre pour que nous puissions nous en remettre avec décence et adresse au secret de ce que nous adresse ce destin.

LE PLUS JEUNE : Attendre, simplement, comme si le fait de s’en remettre à… devait consister à endurer l’attente ; et attendre le temps qu’il faut, comme si l’attente devait perdurer au-delà la mort.

LE PLUS ÂGÉ : La mort, qui est elle-même comme quelque chose qui attend en nous.

LE PLUS JEUNE : Comme si elle attendait notre attente.

LE PLUS ÂGÉ : Et qu’attendons-nous ?

LE PLUS JEUNE : Mais avons-nous bien le droit de poser cette question, dès lors que proprement nous attendons ?

LE PLUS ÂGÉ : Dans la mesure où nous attendons quelque chose, nous nous cramponnons à quelque chose d’attendu. Notre attente n’est là qu’une manière de « s’attendre à quelque chose ». L’attente pure et simple est troublée, car avec elle, me semble-il, nous n’attendons rien.

LE PLUS JEUNE : Si nous attendons proprement… rien, nous avons de nouveau dévalé dans le « s’attendre à quelque chose », qui, dans ce cas, fait en sorte que jamais rien, en fait, ne soit attendu. Tant que c’est de cette manière que nous n’attendons rien, nous n’attendons pas purement et simplement.

LE PLUS ÂGÉ : C’est étrange de ne pas attendre quelque chose ni de ne rien attendre, et pourtant attendre.

*

LE PLUS JEUNE : Attendre, je l’ai compris ce matin seulement à l’aube, et je peux te le dire : c’est laisser venir.

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LE PLUS ÂGÉ : Si laisser venir définit l’attente, alors l’attente est une manière qu’a la pensée d’être tendue vers l’avenir, c’est-à-dire d’y penser – mémoire à l’envers, donc, à supposer que dans la mémoire la pensée ait d’abord en vue le rapport au passé.

LE PLUS JEUNE : Mais peut-être cette façon de voir est-elle arbitraire. Peut-être devons-nous d’abord penser à mettre aussi en doute le fait que l’attente soit tendue vers l’avenir ; ce qui n’est pas probablement vrai que quand l’attente s’attend à. Le caractère énigmatique de l’attente, entendue comme pensée de ce dont elle garde mémoire, tient en ce que cette attente n’est ni tendue vers la venue de l’avenir ni vers le passage du passé, mais manifestement pas non plus vers ce qui est déjà présent.

LE PLUS ÂGÉ : Nous pourrions presque supposer que l’attente s’étend au coeur d’une dimension du temps encore abritée en retrait – je ne sais si je dois dire : pour l’habiter, ou pour en sortir.

LE PLUS JEUNE : De ce fait l’attente, en laissant venir le venir, est une attente au sens d’une prise en garde.

LE PLUS ÂGÉ : Pourtant, nous ne pouvons prendre en garde que ce qui a déjà été intimement confié à notre garde, et qui, de ce fait, déploie déjà sa présence.

LE PLUS JEUNE : Certes, mais cela pourrait aussi nous avoir été confié et rester néanmoins tenu en réserve.

(1945)

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Martin Heidegger | La dévastation et l’attente

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